Rosa : son récit

Portrait dessiné d'une femme qui regarde sur le côté, vers l'horizon. Arrière plan d'arbres.
« Si je suis sortie de... de ce drame, lorsque j'avais 14 ans et demi, 15 ans, comment est-ce que je peux m'en sortir aujourd'hui? C'est comme si je suis allée rechercher ma force. Et petit à petit, gérer... gérer l'anxiété, gérer les symptômes... »

Au moment où elle participe au projet, Rosa est âgée de 56 ans et est en pré-retraite après une carrière dans le milieu hospitalier, notamment comme agente administrative. Elle est également en rémission après un cancer du sein diagnostiqué quatre ans auparavant.

Le récit de Rosa est singulier. L’anxiété est arrivée dans sa vie dans des circonstances extrêmement violentes, alors qu’elle n’était qu’adolescente. Puis, l’anxiété l’a suivie et est revenue de manière intense à plusieurs reprises dans sa vie adulte, souvent alors qu’elle vivait des événements difficiles.

Avertissement de contenu : violence familiale, meurtre

Une adolescence marquée par une tragédie

Rosa se rappelle très bien du moment où l'anxiété est entrée dans sa vie. Voici, en ses mots, l’événement brutal où prend malheureusement racine son récit :

Moi, j'ai perdu ma mère à 14 ans et demi.  Et c'est... hum... mon père qui a tué ma maman. Avec un couteau. Et, ensuite... par la suite, il a essayé de... me tuer.

Cet événement traumatique, comme on peut s’y attendre, marque profondément Rosa. Au-delà de la peur, du stress et de la souffrance du deuil, Rosa développe une grande anxiété. Toutefois, à l’époque, ce dont elle souffre, particulièrement les manifestations physiques de l’anxiété, est mal compris :

C'est à ce moment là que j'ai commencé à ressentir les premiers symptômes, avoir mal au ventre, des maux de tête. J'avais souvent des étourdissements. Mais je ne savais pas ce que c'était. Avec les années, j'ai quand même été suivie par un psychologue. Parce qu'avec un événement si violent, on a besoin d’être suivi. Et... je me rappelle aussi les tremblements, les sueurs froides... Mais, je… je ne pouvais pas comprendre ce que c'était. Même les médecins, ils ne savaient pas. Parce que je pense... il y a .... disons... 40 ans, on ne parlait pas de l'anxiété, on ne parlait pas de certaines choses... C'était tabou.

Additionnellement, l’événement entraîne pour elle et ses frères une longue saga judiciaire, où ils et elle se retrouvent en famille d’accueil, puis, de façon surprenante, à nouveau sous la garde de leur père – sorti de prison dans des circonstances troubles, précise Rosa. Ce contexte lui cause, évidemment, davantage de détresse :

Mon père, il a essayé de me tuer à trois reprises, donc... c'est une histoire trop longue à expliquer... [En bref], quelqu'un l'a fait sortir de prison. Le faire sortir de prison, ça voulait dire que les enfants retournaient avec le père. Donc, moi, j'ai été mise face à... face à cette décision. […] Moi, j'étais le seul témoin du drame. Et je me suis dit « Comment un juge peut demander à la fille de telle personne de retourner avec son père..., quand celui-ci lui dit “Si tu témoignes à la cour, je te tue.”? » Donc, encore là, c'était... des maux de vente, ne pas dormir la nuit, et je ne voulais pas manger. Je l'ai eu, mon père, à quelques reprises devant moi, qui me disait « Je te tue... Je te tue... » … Même si j'avais peur, je ne le démontrais pas. Et je lui ai dit « Je vais témoigner contre toi à la cour. » Et c'est ce que j'ai fait.

Durant toute cette terrible période, Rosa, engagée dans un combat contre son père, sent impérieusement qu’elle doit cacher ses émotions :

Je n'ai jamais laissé voir mon père que j'avais peur. J'ai toujours caché mes émotions. Et ça aussi, ça a pu être comme... une bombe à retardement, avec l'anxiété. Ce n’est pas sorti avant, c’est sorti... après...

Mais pour elle, c’est une question d’amour et d’honneur :

[P]our moi, c'était... Je dois défendre ma mère. Je dois défendre ma mère. Et c'est ce que je faisais. Et ça, ça m'a donné la force de passer au travers. Je dois défendre ma mère... Oui.

C’est notamment la mémoire de sa mère qui lui donne la force de s’en sortir dans les années suivant l’événement, et encore à l’âge adulte. En l’an 2000, elle pose d’ailleurs un geste à la fois concret et symbolique en ce sens, en demandant à l’État civil de pouvoir porter le nom de famille de sa mère (au lieu de celui de son père), ce qui sera accepté. Elle ira également puiser dans la mémoire de sa mère la force de traverser de nouvelles épreuves plus tard dans sa vie.

Figure décorative en forme d'algue.

L'âge adulte : de nouvelles épreuves

À l’adolescence, à la suite de l’événement, Rosa est suivie par un psychologue et un travailleur social. Toutefois, elle ne saura pas avant longtemps que ce qu’elle vit est de l’anxiété.

Avec le temps, disons que lorsqu'on vit de l'anxiété et que l’on ne le sait pas, on prend des décisions qui ne sont pas vraiment rationnelles; je ne peux pas dire que je n’ai pas pris la bonne décision à cause de l'anxiété, ce n’est pas ça. Mais, ça rentre en ligne de compte. Je me rendais compte que j'étais impulsive. Je me demandais pourquoi je prenais une décision qui ne m’appartenait pas. Et aujourd'hui, je sais que ça faisait partie de l'anxiété. Donc, avec le temps, c'est comme si chaque... chaque émotion, chaque geste, chaque décision précipitée, aujourd'hui, je peux dire; « Ah, ça, c'était ça; ça, c'était ça; ça, c'était ça. » J'ai consulté, j'ai consulté à plusieurs reprises des psychologues, parce que je ne savais pas ce que c'était, ces réactions. Le fait de ne pas dormir, le fait de... de me battre avec la nourriture… d’avoir des actions compulsives. Ça a toujours été on and off... j'arrêtais, je continuais avec les thérapeutes… jusqu'à il n’y a pas longtemps, où j'ai enfin su ce que c'était. Et ce n’est pas... ce n’est pas facile de vivre des émotions comme ça. Parce qu'on ne peut pas les contrôler. Et, on est jugé, mais on ne peut pas les contrôler.  Je veux comprendre, J’ai besoin de me comprendre, et je veux comprendre ce que c'est, pourquoi, pourquoi ça m'a pris environ 40 ans et au bout de 40 ans, bien disons en 2015, donc après 35 ans, ça a vraiment explosé. Et, ça devait exploser. Il y en a qui vont vers la drogue, vers l'alcool, qui vont vers... d'autres choses. Moi, je n’ai pas fait aucune de ces choses-là, donc ça devait sortir d’un moment à l’autre.

La réponse vient en effet plusieurs années plus tard, alors qu’elle vit une série d’épreuves personnelles qui la plongent peu à peu dans une anxiété prolongée. Elle est d’abord, en 2015, diagnostiquée avec un cancer du sein agressif :

[Q]uand j'ai eu la nouvelle, j'étais toute seule. Donc… la façon dont s’est sorti, c'était comme si ce qu’on me disait, je le comprenais pas. Je regardais les techniciens en radiologie, ensuite le responsable du département, j’écoutais ce qu’ils me disaient, mais, je ne les comprenais pas. C'est comme si ça rentrait pas. […] [C’était] le choc. Le choc émotif. Et... lorsque le Directeur du département de radiologie en personne est venu me parler, il a répété le diagnostic, et ça a commencé à rentrer. Mais plus tard dans la journée, en parlant avec une amie, tout ce que je faisais, c'était que je cognais ma tête sur le mur. Un geste... compulsif.

Ce premier événement fait surgir chez elle des symptômes d’anxiété importants, qui l’assaillent de manière irrégulière pendant une longue période, notamment des manifestations de trouble obsessif-compulsif (TOC) :

Dès mon réveil, mon corps tremblait, je ne voulais pas voir le soleil surgir. Si je devais sortir, promener mon petit chien, je retournais vers ma porte 2-3 fois pour être sûre qu’elle était bien fermée. Ou bien, je devais sortir réouvrir la porte pour être sûre que mon poêle était fermé. La même chose... retourner dans mon appartement pour voir si j'avais bien fermé ma porte patio. La même chose avec la voiture. Retourner vers ma voiture, « Ok, est-ce que j'ai fermé la porte, est-ce que j'ai verrouillé la porte.... Est-ce que j'ai... » Un embouteillage mental. C'est douloureux... ça gruge dans l'énergie, dans ton énergie. Tout était embrouillé autour de moi, je voyais la vie à travers des lunettes épaisses, je me disais « Ok, là j'ai plus d'énergie. » C’est beaucoup, c'est trop. Même, juste laver des légumes, tu laves et tu relaves, et tu relaves, parce que c'est comme si j’avais ce besoin de faire et refaire la même chose, comme « Ok, c'est pas assez propre. »

Puis, quelques années plus tard, après avoir survécu à son cancer, un conflit familial fait déborder le vase. À l’époque, Rosa fait avec ses frères l’achat d’un immeuble à condos, où chaque membre de la fratrie peut ainsi vivre dans son propre logement. Toutefois, après un moment, une friction avec son frère le plus jeune devient de plus en plus majeure et difficile à vivre :

Il a commencé, si je peux dire, à m’agresser verbalement. Si je parlais, il avait toujours une réponse négative à mon égard. Il venait me chercher. Il m’a provoqué une fois, il l'a fait deux fois, il l'a fait trois fois... à la quatrième fois, j'ai dit « Ok, je m'en vais ».

C’est lorsqu’elle souhaite vendre sa part de l’immeuble que le conflit dégénère. En plus d'être isolée de sa famille, Rosa se retrouve aussi dans une situation financière précaire :

[C]'est là que j'ai perdu... tout. J'ai perdu mes frères, qui se sont mis contre moi. Puis mon fils, qu’ils ont réussi à retourner contre moi. Je ne voyais plus ma petite-fille. Ils ont pris le loyer de mon condo. J'étais payée à 70% de mon salaire [parce que j’étais en pré-retraite en raison de mon cancer], donc un moment donné, j'avais plus rien. J'ai dû donner même ma voiture à l’encan. [pause] J'avais plus rien. J'avais même plus un sou. J’avais mis tout mon argent sur l’immeuble. J'avais pas assez pour manger, j'arrivais à peine à payer mon appartement. Et ma famille continuait de s’acharner sur moi. Je m’étais même fait dire que j’avais volé de l’argent. Je ne voyais pas mon fils depuis presque deux ans. Et c'est comme ça que ça a explosé. Je n'avais plus rien. Tout le monde m'a tourné le dos, tout le monde, tout le monde… Et ça, jouer avec un fils, on ne fait pas ça. Enlever l'amour d'un fils à une maman, on ne fait pas ça. […] [L]e jour de Noël, y'a deux ans, j'ai été toute seule, avec mon chien – Mon fils a décidé de passer Noël avec mes frères, et non pas avec sa maman...

L’accumulation de tous ces événements, comme elle l’explique, fait en sorte qu’elle « explose comme une bouilloire ».

Là, j'ai... oui, les pleurs, oui, les tremblements du corps… les, les… gestes compulsifs, comme si je devais toujours faire la même chose. […] J'ai passé à travers toutes les émotions. Mais toutes les émotions... J'ai eu de la perte de poids, je ne pouvais pas garder un repas dans l’estomac. J’avais peur de sortir, la fuite... des tremblements, vraiment... très, très aigus lorsque je pensais sortir, ou que je devais sortir. Et... je ne voulais pas.... Donc, je restais à la maison. Les sueurs, que ça soit froid, que ça soit chaud... Tout ce que l'anxiété apporte. Des pensées. Des pensées noires. La façon dont je vivais ça, c'était comme... un embouteillage dans le cerveau, dans les pensées. Et la façon dont on voit les choses, c'est comme à travers des petites lunettes, on voit rien…. même pas ce qu'il y a devant nous, même pas. […] Et là, je me rappelle que je me disais toujours « Ok, Rosa, jette-toi du balcon, jette-toi du balcon, jette-toi... » Et là, je savais que ce n’était pas moi... Je me suis dit « Non... Non, non... C'est... C'est quelque chose d'autre. » Et c'est là qu'on m'a diagnostiqué de la panique aiguë.

Le désir d’aller cherche de l’aide lui viendra notamment d’un de ses grands alliés, son chien Usher. Alors qu’elle ne va pas bien, son compagnon commence lui aussi à montrer des signes d’angoisse :

C’est lui vraiment, qui... qui m'a sauvée, parce que quand j'avais les idées noires, on dirait, on dirait que... il sentait mon l'énergie et mes pensées noires. Et il se mettait sur moi. Donc... un matin, je me suis levée et... je me suis dit « Non, je ne peux pas continuer comme ça. »

C’est Usher qui m'a fait réveiller, parce que, c’était comme si... je transmettais ça à mon chien, mon anxiété. Il avait arrêté de manger, il avait arrêté de boire, il ne voulait plus sortir. Lorsqu'il devait sortir, il commençait à trembler. Donc ça aussi, ça m'a donné la force de... de réagir. Mon petit chien, c'est mon bébé, et j'ai dit « Non, je ne ferai jamais une chose pareille à mon chien. » J’avais décidé de commencer à faire des petits pas vers la guérison. Mais pour nous, qui vivons l'anxiété, c'est comme... surmonter une montagne.

Rosa se présente alors chez un organisme communautaire œuvrant dans le domaine de la santé mentale, où elle arrive à voir d’urgence une travailleuse sociale.

Je suis allée sur le site [de l’organisme]. Et... effectivement, tous les symptômes que j’avais étaient là. Je me suis habillée et je suis partie. Je me suis présentée là. Et j'ai dit « J'ai besoin d'aide. ».

La réceptionniste l’accueille et lui propose de participer à une séance de discussion de groupe qui commence dans les prochaines minutes. Rosa y participe, mais, à ce moment, son anxiété est trop élevée – elle a besoin de parler à quelqu’un seule.

Je suis restée jusqu'à la fin, et lorsque je suis sortie, je suis allée voir la secrétaire et j'ai dit « Est-ce que c'est possible que je rencontre quelqu'un... seule? » Et, ça s'est fait tout de suite. Je pense que c'était un jeudi. Et le lundi, déjà, je voyais quelqu'un. Et j'ai été suivie pendant au moins 5 séances. Ils m'ont donné des outils. Ils m'ont vraiment aidée à comprendre, parce que je comprenais pas encore c'était quoi. Vivre toutes ces émotions en même temps, c’est pas facile… c'est pas facile.

Deux formes végétales qui se croisent.

Aller mieux, s'en sortir

Après plusieurs séances, la travailleuse sociale l’oriente ensuite vers d’autres ressources, dont l’organisme où elle a été recrutée pour le projet, où elle poursuivait alors son développement et apprentissage personnel quant à l’anxiété. Peu à peu, la situation avec ses frères s’est également relativement résorbée, mais le chemin n’a pas été simple.

[Pour m’en sortir, il m’a fallu] aller chercher la force que j'avais à 15 ans, et pouvoir la remettre en pratique aujourd'hui, pour me sortir de ça. […] En même temps dans ce tourbillon, mon copain m'a laissée parce qu'il n’était pas capable de gérer tout ça. Je le comprends, je veux dire... Mais c'était encore une autre perte…

La résilience de Rosa, cette force, la confiance d’avoir déjà survécu à des choses extrêmement difficiles auparavant, la porte et lui permet de s’en sortir. Elle s’en sort aussi grâce au soutien précieux de son chien et de ses meilleures amies.

La force de quand j'avais 15 ans, et la force de dire « Je vais aller chercher de l'aide » – et mon chien Usher. Ce sont toutes des choses... comment je peux dire... qui ne sont pas matérielles. Ce sont des choses que... que moi j'avais là, dans mon cœur, mon corps, c'était à moi de les sortir pour pouvoir survire. Et je me disais souvent « Rosa, tu as passé à travers le drame avec tes parents, tu as passé à travers le cancer... tu es capable de passer à travers ça aussi. » Ça a été très, très, très difficile. Je suis... j'ai réussi... grâce, aussi, à mes deux meilleures amies, qui ont été capables de dire « Ok, Rosa. On est là, maintenant. Si ta famille n'est pas là, ils t'ont tourné le dos..., [nous sommes là.] »

Aujourd’hui, la relation de Rosa avec sa famille, et surtout, son fils, est un peu apaisée. C’est également en ne lâchant pas prise qu’elle y est parvenue :

La situation avec mon fils, ça reste embrouillé. Je ne comprends pas ce que j’ai pu lui faire. Je me suis défoulée en lui envoyant un texte qu’il n’a pas bien pris. Il m’en veut parce que je lui ai dit la vérité. Un fils qui ne cherche pas à savoir si sa maman va bien... Je ne comprenais pas, je ne pouvais pas comprendre comment un fils laisse sa mère pour se retrouver avec ses oncles. Jusqu'au jour où mon petit frère me dit : « Oui, c'est moi qui ai dit à ton fils de te tourner le dos, parce qu'on voulait que tu reviennes à la maison. » Mais je ne me suis pas laissé faire. J’ai passé à travers trop de choses pour laisser à qui que ce soit de me dire ce que je dois faire. J’ai appris à mon fils l’amour pour la famille, le respect et l’empathie. Ma petite-fille Mila est dans mon cœur. Un jour, ceci sera une belle histoire à lui raconter en tant que grand-maman.

Malgré tout ce qu’elle a vécu, Rosa porte un regard lumineux sur l’avenir et souhaite pouvoir venir en aide à d’autres aux prises avec des difficultés similaires :

[Le regard que je porte sur l’avenir est] très positif. J'espère de ne pas plus tomber dans ce tourbillon d’émotions, […] dans cet embouteillage de pensées. Aujourd'hui, je connais mes outils, je connais mes faiblesses, mes forces, mes émotions, donc je sais comment les apprivoiser. Sauf qu’il ne faut jamais dire jamais, parce qu'un événement peut faire basculer tout mon travail et on se retrouve encore à terre. Mais au moins, aujourd’hui je connais les symptômes de l’anxiété. Je sais comment employer mes outils. Ce que je trouve dommage, c'est que... d'ailleurs, c'est pour ça que je suis ces cours-là [à l’organisme], c'est pour que je puisse aider, dans le futur, les gens qui ne sont pas capables de demander de l'aide, comme moi je l'ai fait.